Rencontre avec S. P. Choong, co-président du RRAAM (Reproductive Rights Advocacy Alliance of Malaysia)
Nous sommes à peine installés que son téléphone se met à sonner. Il décroche, invite son interlocuteur à accompagner à l’hôpital la femme enceinte dont il est question, et à le rappeler si besoin. Il revient, s’excuse, m’explique que son numéro de portable est branché à la hotline sur l’avortement que son association a mis en place. Dr S. P. Choong est médecin à Penang en Malaisie, et ardeur défenseur du droit à l’avortement depuis près de 40 ans.
La hotline est le seul moyen d’information fiable sur l’avortement en Malaisie, tant que le gouvernement ne se résout pas à communiquer dessus. Une enquête en 2007 auprès de 120 professionnels de santé montrait que 43% d’entre eux ne connaissaient pas le contenu de la loi[1]. En 2008, 41% des femmes ayant avorté dans une clinique privée ne savaient pas ce qui est légal et ce qui est illégal s’agissant de l’avortement[2]. L’avortement reste un sujet tellement controversé qu’aucun hôpital public ne le pratique, qu’aucune campagne d’information n’a été menée par le gouvernement pour faire connaitre la loi, et que l’un des deux médicaments nécessaires à une IVG médicamenteuse, le mifépristone, reste interdit de vente en Malaisie.
Pourtant, cela fait plus de 25 ans que l’avortement a été dépénalisé en Malaisie. Depuis 1989, il est possible pour une femme d’avorter pour des raisons de santé physique ou mentale (code pénal, clauses 312 à 314). C’est la même loi qu’en Grande Bretagne. Le motif de « santé mentale » peut être interprété à la discrétion du médecin et, même s’il ne s’agit pas juridiquement d’un droit plein et entier[4], il permet en pratique à toute femme qui le souhaite d’avorter en Malaisie.
La validité de cette loi avait été confirmée par le National Fatwa Committee of Malaysia, dont le rôle est de s’assurer de l’application dans le droit malaisien de la sharia, la loi musulmane : en 2002, le comité a indiqué que l’avortement n’est un crime qu’après 120 jours de grossesse[3].
La politique de l’autruche ?
La Malaisie a un nombre très réduit d’avortements clandestins, très peu de complications post avortement et une faible mortalité induite. L’accès effectif à l’avortement n’apparaît donc pas dans les priorités de santé publique. C’est bien davantage une question d’inégalités économiques. Car il est en effet facile d’avorter dans nombre de cliniques privées, si tant est qu’on puisse y mettre le prix. Le monde médical peut donc se satisfaire d’une situation florissante pour le secteur privé. En moyenne, un avortement est facturé entre 2000 et 3000 RM (510 à 765 €) dans une clinique. Il s’agit la plupart du temps d’un avortement chirurgical.
Dr S. P. Choong, lui, conseille les femmes qui souhaitent avorter, leur explique les étapes de l’avortement médicamenteux, leur donne les coordonnées de Women on Web pour acheter du mifépristone, garde son téléphone ouvert 24h/24 pour répondre à la moindre urgence, et pratique des avortements chirurgicaux si besoin. Dans l’ensemble, les femmes qui font appel à sa clinique Rakyat, avortent pour 300 à 800 RM (76 à 204 €).
Un avortement pratiqué discrètement, une information qui circule sous le manteau, un secteur privé florissant, et des statistiques qui ne permettent pas de tirer le signal d’alarme : est-ce cela qui explique le peu de mobilisation, le faible investissement des ONG, des associations de femmes et des mouvements sociaux et politiques ? Contrairement à la majorité des pays, la dépénalisation de l’avortement en Malaisie n’a pas été le fruit d’une mobilisation populaire. Ce sont les médecins qui, en 1989, avaient négocié l’assouplissement de la loi avec le gouvernement, et la loi était sortie sans grande publicité. Reste à mener le combat pour l’effectivité de ce droit.
Le droit à l’avortement en Malaisie : une révolution inachevée.
C’est la force de la stigmatisation associée à l’avortement qui est sans doute la plus forte raison de la faible mobilisation sociale. Car, comme le rappelle S. P. Choong, « l’avortement a tout à voir avec la liberté sexuelle. Le problème de l’avortement c’est que cela pose la question de la sexualité d’une femme non mariée, et cela n’est pas acceptable socialement ». Personne ne veut en parler et même les associations de planification familiale refusent de s’engager. C’est cela qui avait mené Dr S. P. Choong, avec d’autres, à créer il y a 8 ans le réseau RRAAM (Reproductive Rights Advocacy Alliance of Malaysia). Lui-même présidait à l’époque l’association malaisienne du planning familial, le FFHAM (Federation of Reproductive Health Associations Malaysia), membre de l’IPPF, mais ne parvenait pas à l’amener sur ce terrain.
Le RRAAM est un réseau de plaidoyer, qui produit de la recherche sur la pratique de l’IVG en Malaisie, afin de faire pression pour des politiques nationales garantissant l’accès de toutes et tous à un avortement sûr et à bas cout. En 2012, le plaidoyer du RRAAM a payé, car le gouvernement a enfin produit des lignes directrices officielles pour la pratique de l’avortement, avant de les diffuser dans les hôpitaux publics et de fournir à ceux-ci la technologie adaptée.
Il s’agit d’une étape essentielle. Mais pour que l’IVG soit pratiqué dans les hôpitaux, il faut aller bien plus loin, et pour Dr S. P. Choong, le vrai combat à mener en Malaisie est un combat contre la stigmatisation. A défaut de campagnes d’information nationales, la société civile doit innover pour s’attaquer aux normes sociales, promouvoir des changements de comportement. La parole doit être libérée, à commencer au sein de ses propres rangs.
Il y a urgence, car le pays n’est pas à l’abri d’un backlash, à commencer par une interprétation plus restrictive de sa loi. Il y a six mois, et pour la première fois depuis la promulgation de la loi en 1989, une jeune femme a été mise en prison suite à un avortement. Nirmala Thapa est une jeune femme népalaise, qui travaillait dans une usine à Penang. En Malaisie, les travailleuses migrantes n’ont pas le droit d’être enceintes, mais rien ne leur interdit d’avorter. Enceinte, elle a été licenciée. Ayant pratiqué un avortement, elle a été mise en prison. Son procès en appel est en cours, et son issue dira beaucoup sur l’avenir du droit à l’avortement en Malaisie.
Pour aller plus loin :
Reproductive Rights Advocacy Alliance of Malaysia (RRAAM)
Asia Safe Abortion Partnership – Country Profile Malaysia
[1] RRAAM. 2007. Survey Findings of Knowledge and Attitudes of Doctors and Nurses on Abortion by the Reproductive Rights Advocacy Alliance Malaysia (RRAAM)
[2] Siti Fathilah Kamaluddin. 2008. A Rapid Assessment Study of Client Experiences with Abortion and Contraception in an Urban Health Clinic in Malaysia. Kuala Lumpur: RRAAM
[3] http://www.rraam.org/questions/health-body/myths-facts
[4] L’article du code pénal qualifie d’ « exceptions » les motifs permettant un avortement (santé physique ou mentale), l’interdiction restant donc la règle
